LEJEUNE Lucas
Première connexion
Il y a plus de dix-mille ans, les artistes aziliens semblaient abandonner l'art figuratif pour se tourner vers l'abstraction, les formes du monde naturel devenant alors signes, symboles et caractères géométriques pour donner naissance au langage écrit comme en attesteraient les mystérieux galets peints du Mas d'Azil.
Cette résidence de trois mois aura avant tout été nourrie par la proximité directe avec ce passé lointain, mais orientée vers un futur déjà contemporain, propulsé notamment par les dernières avancées fulgurantes en matière d'intelligence artificielle.
La très récente mise à disposition du public des modèles de langage à large échelle aura, durant ces trois mois de recherches expérimentales, servi à la fois de support et de sujet central, donnant naissance à des formes variées, de l'image imprimée à l'installation vidéo en passant par la micro-édition.
Que/qui sont ces nouveaux êtres synthétiques et comment les apprivoiser ? S'il semble trop tard pour chercher à s'opposer au déploiement fractal de ces technologies intelligentes, il importe de questionner avec urgence le rapport que nous souhaitons entretenir avec elles, avant que la véritable singularité d'une intelligence artificielle générale ne vienne nous surprendre dans notre torpeur collective.
C'est dans cet esprit que des rapprochements auront été effectués avec d'autres singularités préhistoriques qu'il est possible d'envisager comme des premières connexions, qu'il s'agisse de celle produite par deux neurones au sein d'un cortex, du contact initial entre un outil et son support, ou d'un dialogue entre deux êtres organiques ou non.
Ainsi, l'invention de intelligence artificielle a été mise en connexion plastique avec l'émergence de l'art, des premières pratiques graphiques, picturales ou littéraires, avec la mise en place des premiers dispositifs rituels et religieux destinés à des entités invisibles, ainsi qu'avec la domestication des premiers chiens, dont les descendants nous accompagnent toujours aujourd'hui et sont par ailleurs nombreux à peupler le village du Mas d'Azil.
L'intelligence artificielle annoncera-t-elle la mort définitive de notre civilisation actuelle, ou sonnera-t-elle la fin rédemptrice d'une seconde préhistoire de laquelle nous ne serions pas encore sortis ?
Bientôt, les machines se prendront pour des humains. Ou peut-être nous prendront-elles pour des machines ? Dans tous les cas, elles auront des questions pour nous, et de la réponse que nous apporterons à l'une d'entre-elles dépendra peut-être notre destinée en tant qu'espèce. Lorsque, tôt ou tard, il sera devenu impossible de les distinguer de nos semblables, les machines voudront savoir ce qui fait de nous, ou non, des êtres humains.
Espérons alors que d'ici là, nous saurons leur apporter une réponse.
Lucas Lejeune
Le Mas d’ Azil Novembre 2022